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21 juillet 2017

Ehpad : « Le Monde » n’y suffira pas…

Ce n’est pas tous les jours que la situation des maisons de retraite fait la « Une » du plus prestigieux quotidien français. Ce mardi 18 juillet pourtant, un grand titre particulièrement outrancier - « On ne les met pas au lit, on les jette » - barrait la page du Monde pour annoncer une « enquête » de la célèbre journaliste Florence Aubenas.

Qu’y apprend t-on ? Que les personnels qui œuvrent au quotidien dans les Ehpad en soutien des personnes âgées dépendantes sont en situation de grande souffrance et de terrible frustration. Pour être juste, les observateurs aguerris n’auront pas eu besoin de cet article pour le savoir même s’il est toujours salutaire que la presse généraliste quotidienne mette l’accent sur ce véritable malaise.

Une enquête de la DREES décrit « la pression de la pendule »

Le Monde aurait d’ailleurs pu prendre connaissance d’une enquête approfondie1 – 340 salariés interrogés dans 30 Ehpad publics et privés – publiée en septembre dernier par la DREES, la direction des Etudes du Ministère des Affaires Sociales2, pour comprendre les ressorts de cette difficile question.

Car si les ratios de personnel n’ont cessé de croître au cours de la dernière décennie, ils demeurent à l’évidence trop faibles. D’autant que depuis 10 ans, le profil des 600.000 résidents des Ehpad a profondément évolué. Les français y entrent de plus en plus tard – soit au-delà de 85 ans – et dans l’immense majorité des cas en raison de troubles psychiques liés à la maladie d’Alzheimer. A l’évidence, la présence en personnel n’a donc pas évolué en conséquence.

En moyenne, on compte en effet dans les Ehpad 6 agents pour 10 résidents. Mais à l’instant T, absentéisme compris, il n’est pas rare de constater des taux de présence bien inférieurs qui conduisent à faire des toilettes en quelques minutes à peine. Cette « pression de la pendule » est aujourd’hui génératrice d’une frustration sans bornes chez des salariés qui ont pourtant dans leur ADN la bienveillance et la bientraitance. Ne pas pouvoir prendre le temps de dialoguer avec la personne âgée, faire une toilette dans la précipitation, penser « au suivant » quand on aimerait tant consacrer un peu d’humanité « au présent » : voilà ce qui génère de la tristesse et du découragement chez des agents qui, malgré leurs faibles rémunérations, demeurent – et la même enquête de la Drees le démontre – extrêmement engagés dans leurs fonctions.

Ces « hussards blancs de l’accompagnement » – ou ces « invisibles de la solidarité » comme les appelle mon ami Jérôme Guedj – sont là, au premier rang, trop souvent seuls, à se battre pour que nos parents, nos grands-parents puissent finir leurs jours dans la dignité. Il devient chaque jour un peu plus insupportable de leur laisser porter seuls le fardeau d’un vieillissement que notre société peine encore à hisser au rang de priorité nationale.

Car le sujet est éminemment politique. Accuser les seuls Ehpad constituerait de ce point de vue une honteuse lâcheté collective tant ils sont, eux, en première ligne, soucieux au quotidien de faire au mieux avec les moyens qu’on leur attribue. Car, rappelons-le : si le résident paie lui-même le caractère plus ou moins luxueux de l’établissement, le financement de son infirmière ou son aide-soignante ne dépend lui que de financements publics en provenance de l’Etat ou des Départements.

EHPAD : le choix du « non-choix »

Or, disons le franchement : la France a fait le choix politique depuis 20 ans de ne pas faire de la prise en charge de la dépendance en Ehpad une priorité nationale. Non que des progrès n’aient pas eu lieu dans de nombreux domaines : architecture et taille des chambres, formation des personnels, prévention de la maltraitance, prises en charge non médicamenteuses… Les progrès ont d’ailleurs été tels que les groupes (privés) français font désormais figure de modèle partout en Europe (Allemagne, Italie, Espagne, Belgique…). Non que les aides soient pusillanimes (nous en sommes à 23,5 milliards d’euros, soit un effort légèrement supérieur à 1% du PIB). Mais ce saupoudrage budgétaire n’a jamais permis d’améliorer sensiblement les ratios de personnel en Ehpad.

Dans ce contexte, la « Une » du Monde jette une lumière crue sur le malaise profond que nous renvoie le sentiment de ne pas traiter à la hauteur de ce qu’ils méritent nos parents et grands-parents. Certains d’ailleurs s’en sont récemment émus. Dans une tribune à Libération en mai dernier, d’anciens soixante-huitards comme Alain Touraine, Bernard Kouchner, Axel Kahn, Marcel Gauchet ou Patrick Viveret, voyant peut-être leur tour venir, ont lancé un vibrant appel à « vieillir chez soi », appel destiné notamment aux familles et autres soignants qui ont tôt fait de vous envoyer en Ehpad, lieu où la liberté et l’autonomie, estiment-ils, n’existent plus vraiment.

Mais en attendant la future révolte des vieux, c’est ici et maintenant qu’il convient d’améliorer le sort de nos aînés les plus fragiles tout en soulageant – car leurs destins sont liés – les personnels mis chaque jour à dure épreuve.

Or, sur ce plan, rien ne permet d’espérer que cela ira mieux demain. Ce n’est pas faire insulte au chef de l’Etat de rappeler qu’il n’a pas consacré une ligne dans tout son programme à la question de la perte d’autonomie des personnes âgées et donc a fortiori au sort des Ehpad. Et le jour même où Le Monde publiait son article, Agnès Buzyn, la nouvelle ministre de la Santé et des Solidarités, était auditionnée par la Commission des Affaires Sociales de l’Assemblée nationale et confirmait que la question des Ehpad n’était pas dans sa feuille de route…

1 milliard = 3 AS/AMP par Ehpad

C’est pourtant un milliard d’euros qu’il faudrait mobiliser dans les deux ou trois ans à venir pour améliorer significativement le taux d’encadrement en personnel dans les établissements (3 AS/AMP par Ehpad en moyenne).

La solution est là et nulle part ailleurs. Elle ne tient pas dans des efforts de rationalisation des dépenses dans les Ehpad – tant les personnels sont déjà au taquet – même si la « performance » globale – ce n’est pas, même ici, un gros mot – peut toujours être améliorée. Elle ne tient pas non plus – ce serait si facile – dans les marges des grands groupes privés, d’abord parce que le secteur commercial ne représente que 25% de l’offre en France et que les soins et l’autonomie sont des dépenses administrées sur lesquelles aucun « profit » n’est possible.

La solution consiste à admettre que nous avons, au fil des ans, fait des Ehpad des lieux de fin de vie. Nous sommes désormais loin de la maison de retraite des années 80 où des veuves de préfets jouaient au bridge en attendant la mort. Désormais 90% des résidents sont des personnes dépendantes et 55% sont même très lourdement dépendantes. Psychiquement. Car de nos jours on ne va pas en Ehpad uniquement parce qu’on ne peut plus marcher toute seule mais bien parce qu’on a « plus toute sa tête », qu’on est incontinente, qu’on ne reconnaît plus son mari ou son fils et qu’un maintien à domicile devient impossible et dangereux.

Le défi est donc aussi simple qu’implacable : alors que le peuple français vient d’élire une majorité qui s’est engagée à faire plus de 60 milliards d’économies sur 5 ans et à supprimer 120.000 emplois publics, peut-il en même temps envisager un renforcement de l’aide aux personnes âgées dans les Ehpad ? La réponse est probablement dans la question. Sauf si…

1. http://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dd05.pdf
2.L’ancien directeur de la DREES, responsable de cette étude, Franck Von Lennep, est désormais conseiller Santé-Social à Matignon


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